On dira qu’au départ c’est le carnet secret d’une petite fille qui a un drôle de rapport au monde comme c’est normal d’avoir un drôle de rapport au monde quand on est une petite fille.
On dira que c’est une petite fille qui a un drôle de papa et de tonton, comme c’est pas trop normal pour une petite fille, d’avoir un papa gangster et son associé comme tonton, et des drôles de voisins aussi, une sorte de sorcière et un unijambiste.
On dira que par contre c’est plus très drôle quand ils disparaissent, comme ça, le fameux papa et le tonton, du jour au lendemain sans prévenir. Et que la petite fille doit se lancer, pour les retrouver, à l’assaut du monde sans autre lasso que son carnet et puis son histoire à se raconter.
Éric Chevillard nous fait là un très beau cadeau. Il nous parle en enfance sans jamais y tomber. Sans jamais nous jouer le coup de l’imitation. Pas de pseudo-langage enfantin, au contraire, de la belle et grande littérature. Mais posée sur un regard et une langue en perpétuelles découvertes, comme si le monde s’ouvrait sous ses doigts avec la candeur et la cruauté du chasseur de trésors et de l’orpailleur de l’extra-ordinaire.
Et comme en plus du plus, on n’est pas dans un livre et que c’est Jean-Louis Baille qui est l’acteur de ce monologue, tout ça revient à se poser une sacrée question : comment ça fait et ça se fait de jouer avec les mots d’Éric Chevillard à être une petite fille quand on est un homme de 54 ans et qu’on est sur une scène de théâtre devant des gens…
Debout ou assis
Telle pourrait être en somme, ou en creux
La situation de cette fin de partie
Hamm, le maître des lieux, aveugle
Dans son fauteuil roulant
Ne pouvant se lever
Clov, son fils adoptif, l’esclave-valet du père tyran,
Dans la difficulté de son corps souffrant,
Ne pouvant s’asseoir
Et dans leurs poubelles, les parents de Hamm
Culs de jatte
Ni debout donc
Ni vraiment assis
Et voilà, le tour est joué, le bon tour, tour de couillon
Les voilà
Contraints de continuer leur partie
De jouer jusqu’au bout au jeu d’une fin qui n’en finit pas de finir
La leur (on s’en tiendra là)
Avec presque rien
Même si quand même…
Un fauteuil donc, des poubelles, un escabeau, une longue-vue, un chien en peluche, un réveil, un mouchoir, un biscuit…
C’est pas rien non plus pour jouer à ce jeu-là
Pour recommencer encore et encore
Épuiser ses variantes jusqu’au bout
Pour tourner en rond, sans se retourner
Ni évidemment se détourner…
Coincés qu’ils sont là dans leur « refuge »
Avec deux fenêtres comme seule ouverture
Comme seule vision sur le monde
Monde extérieur qui semble, lui, en avoir fini depuis un bout de temps
À moins que ce ne soit ni plus ni moins que deux fenêtres
Sur la scène du théâtre, le leur, le nôtre
Ne donnant sur nul autre vide que celui des coulisses
Celui avec lequel on fait semblant
Pour continuer la partie.
Pour continuer le jeu de la fin…
CAHIN-CAHA est un abécédaire. Notre abécédaire personnel. Il est né d’une nécessité de "trouver les mots", en nous, dans ce qui nous a bouleversés et troublés, pour dire et donner à voir et à sentir en quoi ces mots eux-mêmes en sont troublés et bouleversés, en sont le révélateur et le résonateur. Chaque mot comme autant de questions, d’énigmes à sonder notre présent. Les mots... ceux là qui nous sauvent, nous obsèdent ou nous révoltent, ces mots puisés à la source de notre relation avec le réel.
26 mots donc, de A à Z, 26 instants, 26 séquences, se répondent, se regroupent, de déplient, sous une forme à la fois singulière et poétique à la recherche de la plus grande liberté possible de création. Création d’autant plus nécessaire que nous ne sommes pas dans un livre mais au théâtre et que le théâtre exige des mots qu’ils se débordent pour envahir l’espace et les corps... Et qu’ainsi, tout en évitant le piège du catalogue, ils épousent la diversité des formes et des tonalités possibles : solos, duos, trios... dialogues et monologues, drôles ou graves...accompagnés par la musique live de Julien Michelet..